Par Jean-Olivier Hairault

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VIDEO 1 – Quelle est la spécificité du modèle social français ?

Comment comprendre la spécificité du modèle social français ?

La France est devenue spécifique par rapport à beaucoup de pays dans son modèle social (il faudra le définir plus précisément par la suite) parce qu’elle a répondu de façon très différente au choc du progrès technique, de la polarisation, qui a amené tous les pays à s’écarter aux extrêmes de la productivité et des salaires depuis maintenant plus de 30 ans. Il est donc très important de comprendre ce qu’ont été ces grandes mutations dans le monde développé. Ce que l’on appelle le progrès technique biaisé n’a pas été en défaveur des non-qualifiés mais, depuis maintenant 30 ans, il s’attaque à la classe moyenne, à ceux qui travaillent dans l’industrie ou comme employé dans beaucoup de services, et qui ont des métiers routiniers, qui peuvent donc être remplacés par la machine ou par des travailleurs qui utilisent ces machines dans les pays émergents. Dans les pays développés, on a assisté à une décroissance de ces métiers. Par exemple l’industrie est passée de plus de 20 % des emplois à moins de 15 % en France, et c’est un phénomène qui concerne tous les pays. La décroissance de ces métiers s’est faite en faveur, bien sûr, de ce qu’on appelle les nouveaux métiers, la nouvelle économie, dans l’informatique, Internet, la téléphonie et ainsi de suite, mais aussi dans les métiers de services qui sont des métiers à faible productivité, plutôt « low tech » par rapport à ces métiers « high-tech » qui se développent : hôtellerie, restauration, service à la personne, dans le travail domestique de plus en plus remplacé par le travail marchand… Tous ces métiers qui se développent aux deux extrêmes des productivités et des salaires ont provoqué des réactions très différentes des modèles sociaux dans les pays développés.

 En quoi le modèle social est-il spécifique ?

Dans les années 80, tous les pays européens ont répondu de la même façon. Ils ont cherché à donner plus d’assurance et de protection à ces métiers qui disparaissaient, à ces métiers qui se créaient en bas de l’échelle sociale. Au fur et à mesure des années 90, la France s’est distinguée par rapport à tous les pays du nord de l’Europe : alors qu’ils changeaient leurs modèles sociaux en passant de ce que l’on appelle le « wellfare » au « workfare » pour simplifier, la France a plutôt fait le choix de ne pas emprunter ce chemin du « workfare », pour différentes raisons sur lesquelles on reviendra. Son choix a été de maintenir coûte que coûte un modèle social qui n’est plus adapté aux circonstances.

Le modèle social français a-t-il atteint ses limites ?

Ce qu’il faut vraiment comprendre, c’est que cette limite que l’on a atteinte en France est due à l’incohérence entre trois choix fondamentaux. D’abord on a souhaité un modèle social relativement généreux, des retraites par répartition qui permettent un niveau de vie élevé des retraités, un système de sécurité sociale qui protège et qui permette d’avoir un niveau de santé extrêmement élevé et ainsi de suite. Ce système de protection sociale généreux, il est souhaité et il est souhaitable. Deuxièmement, on a choisi depuis longtemps, et c’est notre particularité plus que d’autres, de le financer par des cotisations sociales, donc un prélèvement qui est assis sur le travail, sur les heures travaillées. C’est un choix. Dans le débat sur la TVA sociale par exemple, on a plutôt refusé en France de basculer ce financement vers la TVA, vers un impôt indirect. C’est un choix, que l’on peut là aussi justifier et qui peut être effectivement un bon choix. La troisième dimension du modèle social français, dans son évolution en tout cas, est d’avoir choisi de baisser les heures travaillées. C’est là qu’il y a une incompatibilité très forte entre une grande générosité, un modèle social financé par le travail, et des choix par ailleurs sur le travail dans la semaine, dans l’année, dans la vie, de réduction très forte des heures travaillées : plus de 20 % depuis 30 ans de réduction des heures travaillées. Nous sommes le seul pays occidental à avoir fait ce choix, et c’est ce choix que l’on paie.
L’incompatibilité entre ces trois dimensions du modèle social français nous conduit actuellement plutôt à baisser la générosité du modèle social, ce qu’il faut regretter, alors qu’il faudrait prendre le chemin inverse, refaire tout le parcours à l’envers depuis 30 ans et augmenter les heures travaillées.

Comment le modèle social français affecte le lien entre évolution technologique et croissance ?

Ce que nous faisons comme travail de modélisation avec mes co-auteurs vise à essayer de comprendre en quoi le choc de polarisation a fortement interagi avec le modèle social, et en quoi les réponses des réformes de ce modèle social ont changé la donne par rapport aux résultats macroéconomiques.
Ce que nous cherchons à montrer, c’est que cette demande de réallocation, en interagissant avec des actions sur le marché du travail, donne un résultat de taux d’emploi agrégé, macroéconomique, très différent. C’est-à-dire qu’en France nous avons produit, du fait de ce processus technologique et de notre modèle social, un taux d’emploi macroéconomique beaucoup plus faible, qui a baissé par rapport à d’autres pays où le taux d’emploi a plutôt augmenté, parce que notre forme de résistance par rapport à la réallocation vers le bas a provoqué une diminution globale de l’emploi et des heures travaillées.

Comment peut-on dépasser les limites de notre modèle social ?

On a choisi de régler en France cette forme d’incohérence par l’augmentation des impôts et de la dette. Cette incompatibilité tenait grâce à cette bouée de sauvetage, ce qui est manifestement fini, donc là il faut le régler, en réglant ces trois paramètres. On choisit plutôt, de façon très détournée, la désindexation des retraites par l’inflation, des choses relativement indolores.  On le fait par la baisse de la générosité, alors qu’il faudrait le faire par l’augmentation des heures travaillées.

VIDEO 2 –Le salaire est-il l’ennemi de l’emploi ?

Voulons-nous des « petits boulots » en France ?

                Voilà une question typiquement française. On pense qu’on peut choisir le niveau de salaire, le niveau de productivité, etc. Ce n’est pas comme si on décrétait qu’il fallait aller vers ces services-là, c’est parce que nous, Français, comme tout habitant de la planète développée, nous demandons de plus en plus ce type de services. Les femmes veulent de plus en plus travailler, faut-il le regretter ? Et si les femmes travaillent de plus en plus, il faut plus de travail domestique marchand. Nous souhaitons avoir une santé meilleure, nous vivons de plus en plus vieux, il faut donc de plus en plus de personnes pour aider les personnes âgées à vivre mieux, plus longtemps. Tous ces services qui se développent sont la manifestation d’une réorientation de notre niveau de vie, de notre pouvoir d’achat vers ces nouveaux services. Pour l’instant ces services sont plutôt à faible productivité, cela veut dire que les payer à un niveau de salaire relativement élevé par rapport à ce niveau de productivité réduit leur demande et réduit donc l’emploi. C’est exactement ce que nous avons fait en France parce que nous considérons, peut-être à juste titre, que compte tenu des niveaux de vie, des niveaux de productivité dans ces services, notre seule possibilité est de payer des salaires relativement faibles, car des salaires trop élevés seraient au dépend de l’emploi. C’est clairement le choix implicite, souvent explicite, qui a été fait en France en maintenant un SMIC très élevé.

Que peut-on faire  en faveur de ces emplois si l’on veut garder un salaire minimum élevé ?

Ne baissons pas le SMIC, mais alors baissons le coût du travail à ces niveaux de salaire pour qu’ensuite tous ces métiers se développent. Des études ont été faites, Thomas Piketty dans les années 90 aux Etats-Unis l’avait très bien montré, après il y a eu des rapports du Conseil d’analyse économique et d’autres études plus récentes de Passet ou de Landier et Thesmar qui vient de sortir, qui montrent très clairement que nous avons un déficit de plus d’1 million, voire 2 millions d’emplois dans ces services-là par rapport à tous les pays développés. Cela veut dire que nous avons un potentiel, un gisement d’emplois, très important en France qui, pour l’essentiel, est lié à un problème de coût du travail sur ce type d’emploi à faible productivité.

Pourquoi est-ce un problème d’étendre les baisses de charges ?

Ce qui donne du pouvoir d’achat, c’est le salaire net des prélèvements. In fine, en France, dans une certaine forme d’hypocrisie, d’une mauvaise compréhension de ce qu’est le fonctionnement de l’économie, on peut penser qu’on peut maintenir les salaires coûte que coûte alors que par ailleurs on va augmenter les subventions, les exonérations, donc augmenter les prélèvements via la CSG, via pleins d’impôts. Et in fine les salaires nets d’impôts vont baisser. Il y a en France une forme d’incompréhension, ou alors une symbolique de la répartition de la valeur ajoutée qui passe par les salaires. Il y a effectivement un choix, en France, qui est de maintenir les salaires, ensuite de les compenser via des exonérations, qui sont ensuite financées par d’autres impôts qui font qu’in fine les salaires nets d’impôts vont soit stagner, soit diminuer. Et dans une mécanique globale dont on ne maîtrise pas tous les effets, il y a des effets d’aubaines parce que parfois on va subventionner des emplois qui n’ont pas besoin de ces subventions-là, on va taxer certains individus plus que d’autres, et à la fin, au lieu d’avoir une baisse des salaires uniquement dans des secteurs qui sont en situation de réduction de l’emploi, pour différentes raisons, on va se lancer dans une grande mécanique générale dont on ne maîtrise aucun effet, et à la fin, on a une baisse des salaires nets en France.

Un salaire relativement élevé ne compense-t-il pas des heures travaillées relativement faibles ?

                On ne compare pas directement ces ratios salaire sur heures travaillées, ce n’est pas commensurable. Ce que l’on peut regarder en revanche, ce sont les gains qu’on peut attendre, qui sont forcément la combinaison de salaire, de revenu, et de probabilité de rester en emploi ou de chance de revenir en emploi. Ce qui est important, y compris pour réduire les inégalités, ce sont aussi ces probabilités. Les probabilités de retour vers l’emploi en France sont beaucoup plus faibles que dans n’importe quel autre pays. Peut-être parce que le modèle d’assurance chômage n’est pas assez incitatif, ou alors parce que Pôle emploi ne met pas assez de moyens pour retrouver un emploi, ces moyens qui sont pris par ailleurs. Ou alors parce que la formation professionnelle en France est trop diluée et n’est pas assez en faveur de ceux qui sont véritablement les plus défavorisés, ceux qui sont en recherche d’emploi ou qui ont de faibles qualifications. La réforme de la formation professionnelle a été plutôt un échec de ce point de vue-là, l’année dernière. Nous avons aussi un modèle qui protège plus ceux qui ont un emploi, et donc n’incite pas assez les entreprises à en créer. Nous avons tout un système qui, finalement, lorsqu’on prend en compte non seulement les salaires mais aussi les probabilités de les atteindre, même si ces salaires sont parfois un peu plus faibles en Allemagne du fait des réformes Hartz, on obtient des valeurs associées au fait d’être chômage en France qui sont beaucoup plus faibles pour les plus défavorisés par rapport à l’Allemagne ou à n’importe quel pays du nord de l’Europe.

VIDEO 3 – Pourquoi les heures travaillées sont-elles cruciales pour notre modèle de croissance ?

Pourquoi le niveau de vie en France est-il faible ?

                Le revenu par habitant est le produit de la productivité par heure travaillée, mais aussi multiplié par les heures travaillées. D’abord nous ne sommes pas les champions de la productivité puisque les Etats-Unis ont toujours été devant nous, l’Allemagne nous a doublé en termes de productivité horaire assez récemment, malgré la montée de ces petits boulots si faiblement productifs. Mais à quoi cela sert d’être très « productif » s’il y a si peu de personnes qui sont en emploi ou qui travaillent sachant que les heures travaillées en France sont si faibles ? In fine on ne peut pas d’un côté tout miser sur la productivité, et de l’autre côté réduire si fortement les heures travaillées. Il suffit de regarder les chiffres (ce que je fais dans ce livre et qui a été montré par ailleurs à de nombreuses reprises) : le revenu par tête n’a pas décru en France depuis 30 ans. Il a beaucoup moins augmenté que dans d’autres pays, et s’il a si peu augmenté, c’est parce que nous avons réduit les heures travaillées, et non parce que le chômage est fort. Le chômage compte très peu dans ces différences quantitatives en termes de revenu par tête. Ce qui compte ce sont les taux d’activité des séniors, mais aussi des jeunes. On pourrait penser que c’est pour des meilleures raisons, parce que nos jeunes seraient plus dans le système éducatif que dans le reste du monde, mais ce n’est pas le cas en fait : ils le sont, ils travaillent moins, mais parce qu’en fait ils font moins de cumul emplois/études. Pourquoi pas, cela permet peut-être de se concentrer sur ses études, c’est un choix de modèle éducatif supérieur. Donc des taux d’activité très faibles chez les jeunes et chez les séniors, et des heures individuelles dans la semaine, et surtout sur l’année beaucoup plus faibles que dans le reste des pays développés. Ce qui compte à la fin ce sont ces choix volontaires et pas du tout subis. Il faut bien comprendre que si les Français choisissaient, à chaque instant, entre un revenu et du loisir, peut-être qu’ils auraient choisi autrement. Lorsqu’on leur pose la question individuellement, ils font le choix du revenu plutôt que du loisir, ils choisissent les surcotes plutôt que les décotes pour la retraite, ils avaient plutôt choisi de faire des heures supplémentaires pour 9 millions d’entre eux (même si le système n’était pas un bon système), mais on avait bien révélé les préférences pour travailler plus et gagner plus de revenu. Donc si on leur dit qu’ils peuvent gagner autant et avoir plus de loisirs, ils vont dans ce choix-là, mais c’est un choix qui est trompeur. Il faut bien comprendre que ce sont les heures travaillées qui comptent pour le niveau de revenu par habitant en France comme dans tous les autres pays, et nous avons fait un choix qui est plutôt un choix de décroissance.

Existe-t-il d’autres solutions que l’augmentation des heures travaillées ?

Une autre solution serait d’autres formes de financement sur le capital, etc. qui permettraient de financer notre modèle social. Je crois, malheureusement, que ce n’est pas à l’échelle. On taxe le capital autant que le travail, même plus d’une certaine façon, et tout le monde a bien compris depuis quelques années que nous avons un capital qui est relativement taxé en France, même plus que dans d’autres pays. Je pense qu’on ne peut pas aller beaucoup plus loin, on peut taxer les beaucoup plus riches mais là encore ce n’est pas à l’échelle des besoins de la protection sociale. On va donc être obligés, si l’on ne veut pas réduire la générosité du modèle social, de travailler plus. On peut le faire aussi par le temps de travail, par les retraites, on voit que le gouvernement actuel a choisi de taxer davantage, via les cotisations : cela va apparaître dès 2015, plus de cotisations pour financer les retraites. Là encore, baisse du niveau de vie des actifs pour financer les retraites. La durée de cotisation a été peu augmentée, beaucoup moins en tout cas qu’il n’aurait fallu. Là encore, on a fait le choix d’une baisse du niveau de vie plutôt que celui du travail. Toujours les mêmes réflexes à l’encontre de tout ce qui a pu être fait dans les autres pays développés. Malgré le choc de la baisse de la générosité, on ne sort pas de ce choc de la limitation du temps de travail comme si c’était devenu, en soi, un élément du modèle social, alors que le travail est un moyen d’atteindre des objectifs de la santé, de l’éducation, de la retraite, et ne pas confondre les objectifs et les moyens.

Quel est le choix qu’il aurait fallu faire pour la réforme des retraites par exemple ?

                Il aurait fallu faire le choix d’une augmentation plus rapide et plus forte de la durée de cotisation. Par rapport à l’augmentation de l’âge légal, l’augmentation de la durée de cotisation permet une convergence des durées de temps de travail de ceux qui commencent tôt par rapport à ceux qui commencent tard. C’est surtout un meilleur choix que l’augmentation de l’âge légal, et tout aussi efficace. Donc je l’aurais plutôt souhaité, avec des effets positifs d’anticipation par rapport à des effets d’horizon sur le monde des « quinquas », sur leur incitation à se former plus, aux entreprises à gérer autrement les ressources humaines sur la vie active et sur la fin de vie active. Le fait de devoir travailler plus longtemps change complètement les habitudes très en amont par rapport aux âges,il n’a pas pu éviter l’augmentation des cotisations et la baisse de la générosité via la désindexation. On le voit bien dans le débat actuel sur le régime complémentaire, on est face au même problème. On n’a pas bougé véritablement les curseurs, et se reposent encore une fois les mêmes questions. On va surement faire des choix qui sont plutôt l’augmentation des cotisations et la baisse de la générosité, ces deux choses vont dans le même sens, celui de la baisse du niveau de vie, mais on ne touche pas à l’âge de la retraite et donc on ne touche pas aux heures travaillées.